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Edelle et la fête de Sélouva

Les doigts mécaniques, aiguisés, Edelle hache et tranche les oignons des bois tel que son père lui a appris pour ne pas en perdre une miette. Chaque morceau compte pour relever le goût de tous les plats qui vont honorer la Sélouva, une fête d’un temps profondément éloigné de nous sans que l’on ne sache s’il vient avant ou après notre ère. Les festivités visent à faire oublier le froid qui s’empare de la terre lors du jour le plus glacé de l’année. C’est un réconfort, l’excuse que le peuple d’Edelle à trouver pour se réunir et oublier que l’année s’échappe si vite qu’on ne la voie pas passer.

Pour l’occasion, les murs sont tapissés de peaux de bête aux poils mordorés plus ou moins clairs. Les skadars, des bougies fabriquées à base de graisses animales et d’écorces d’agrumes, ornent chaque recoin de la grotte.

Edelle et son frère regardent leur mère s’activer à accrocher un ruban de laine aux pigments rougeâtres réservé à égayer la grotte qui n’a rien de festif à l’ordinaire. Ce sont ces petits riens qui changent toute une ambiance et apportent une gaieté insoupçonnée.

La famille commence à arriver, les étreintes s’échangent telle une danse apprise par coeur, répétée année après année. Une valse chaleureuse. Les grands-parents s’installent doucement, les frères et soeurs rapportent les dernières nouvelles et investissent les dernières décorations à disposer et leurs bambins chahutent.

La fête aurait été parfaite s’il n’y avait pas eu cette intrusion, cet ouragan, ces démons… D’un coup, une dizaine de petites créatures se sont rués dans la pièce principale emportant tout sur leur passage. Certains mettent le feu aux peaux de bête, d’autres renversent le sable servant à l’isolation du repas, d’autres encore soufflent des nuées d’encre bleu nuit qui s’incrustent sur les vêtements de tous les convives. Le spectacle est catastrophique, la famille ne sait pas comment retenir ces minuscules bestioles qui filent entre leurs doigts dès qu’elle tente de les attraper. Tout le monde y met du sien. On essaye par les pattes, par les oreilles qui semblent bien plus grosses que le reste de leur corps, par la taille… Rien n’y fait, personne ne calme leur fureur et les terreurs s’en donnent à coeur joie, chacun sa façon de célébrer la Sélouva après tout!

Edelle, immobile et silencieuse jusqu’à présent, entonne un chant, sur le bout des lèvres pour commencer puis de plus en plus fort.

« Près du feu chatoyant
S’en vont tambour battant,
Les effusions éphémères
d’une veillée au son sincère »

Tout en tournant sur elle-même, la jeune fille ramasse, rafistole et arrange à sa façon les dégâts des petits monstres qui, en y réfléchissant bien, doivent être des surifis, des boules de nerf héritées d’une époque grossière et stressante. L’étrange ménage d’Edelle mêle poudres bleus, sable et restes de cire de bougie en un concert original. Les surifis se mettent distraitement à l’imiter et à anticiper ses desseins tout en croyant poursuivre leurs espiègleries. Les formes se métamorphosent et les matières se confondent tout en conservant leurs particularités propres.

En fin de compte, les gestes d’Edelle, que l’on pensait approximatifs, trouvent une raison et les surifis suivent sa cadence gracieuse. Certes, les skadars ne sont plus des bougies, les peaux de bête ne couvrent plus uniformément les murs, les essences d’agrumes se sont dissipées au profit d’un nouveau parfum plus mature, plus corsé bien que délicat. Le résultat laisse toute la famille sans voix. Du mur jusqu’au sol, a fleuri une immense fresque qui respire la nature tout en étant sublimée par la touche artistique de la main d’Edelle.

Le repas est gâché assurément, toutefois subsiste quelque chose de plus puissant qui transcende la coexistence de l’Homme avec la nature : l’art et son appropriation en toutes circonstances. Au gré des tempêtes, l’habileté, le savoir-faire et l’éloquence seront nos meilleurs atouts et un point de ralliement pour une agrégation de connaissances empreintes de chacun des souffles uniques que nous formons.

Désormais, à chaque Sélouva, chaque famille ou village se lance dans une fresque gigantesque. Plus elle est grande, plus l’année sera prometteuse et plus elle mêle de substances et d’éléments naturels, plus l’année sera prospère.

 

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